Il me vint un jour ce rêve étrange de me trouver face à moi-même mais l'image était celle d'un enfant, les traits étaient les miens mais cette curieuse apparition, l'air candide et l'œil malicieux, me déclara sans ambages que le temps était venu de m'expliquer. Plus précisément, de lui répondre de ce que j'avais fait de ma vie.
J'étais" moi et moi", l'enfant… et ce que j'étais devenu : je me devais de rendre des comptes à cet être qui rêvait d'un devenir, de ce qu'il en était advenu. La question était simple, puisque ma vie s'était écoulée, me suffisait-il de la raconter?
– "Non, ce serait sans grand intérêt, je sais ce que tu as fait, tes études, ton mariage, tes enfants, petits enfants, tu as aimés, tu as blessé. Tu as parfois souffert mais qu'importe, cela est ton affaire. Ce qui m'importe, c'est ce que tu as glané. Les fleurs que tu as cueillies, le miel que tu as conservé et ce qui te semble être les quelques vérités que tu aurais aimé que je sache avant de m'en aller vers ce que tu es devenu."
– "Cela me sera difficile sans ton aide, j'ai besoin de savoir les questions que tu te poses et peut-être pourrais-je formuler les réponses qu'à ce jour j'ai pu trouver."
– "Je ne crois que ce que je vois, que j'entends, que je touche, que je sens, que je goûte, mes sens m'ont été donnés pour communiquer avec l'environnement."
– "Ainsi tu crois percevoir autant que l'animal? Tu peux entendre, plus finement que le chien, flairer plus loin que lui, voir mieux que l'aigle, le chat ou le hibou? Tu peux palper aussi finement que la mouche ou l'araignée, butiner aussi délicatement que l'abeille? Une grande partie du monde qui t'environne t'échappe et ne serait-ce qu'avec un jeu de loupes judicieusement combinées tu verrais bien au-delà, jusqu'à l'infiniment petit ou l'infiniment grand."
– "Je ne fais là qu'accroître par quelques artifices mes propres potentialités et mes sens restent les garants de ma perception."
– "Il y a aussi ce que tu n'entends ni ne vois et qui pourtant existe. J'en prends pour témoin les centaines de milliers de messages, émissions, chansons et autres informations qui nous environnent et qu'un simple transistor rend alors perceptibles. Un petit instrument plus malicieux que mon oreille et qui fait du silence une féérie sonore en faisant varier quelques boutons. Les images traversent l'espace et se concrétisent sur des boites lumineuses que les enfants regardent avec fascination. Que dire de la "mise en conserve" des images et des sons qui font de notre mémoire un si fragile recours ? Que de leurres ont été créés pour masquer les absences! Aucun de nos sens ne peut s'enorgueillir de n'avoir jamais été abusé."
– "Qu'importe ton discours, ma vie est faite de ce que je ressens. Que l'illusion prenne la place du réel m'importe moins que de vivre, d'être là où je me sens bien, où mes besoins se trouvent comblés."
– "Tes besoins ne sont que le fruit de ta culture, de tes frustrations ou de ta nature. Depuis ton enfance, on t'a appris à les reconnaître, les espérer, les conquérir et ton univers de désir ne peut que difficilement dépasser celui que tes sens t'ont apporté. Il faut donc essayer d'aller bien au-delà, écouter le silence, scruter l'invisible, palper le vide, humer sans chercher à sentir, goûter sans saveur. Rien de ce qui trouble ou distrait de ce que tu dois percevoir."
– "Ton discours ne m'apporte aucun éclairage, aucun écho, je ne peux pas m'engager dans cette démarche de silence et de nuit sans la moindre référence."
– "Tu restes toujours dans ton monde, il te faut des balises pour t'orienter. Ces balises ne sont que celles que tu reconnais, que l'on t'a apprises. Il en existe d'autres, que tu ne vois pas ou n'entends pas. Les tiennes ne sont pas perceptibles pour ceux qui ne les ont jamais apprises. Considère comme les langages nous séparent et qu'un même mot peut ici faire trembler et là laisser indifférent, sa résonance n'y trouvant aucune référence. Il en est de même de ce que tu vois. Tes centres d'intérêt t'effaceront d'autres réalités peut- être essentielles."
– "Où veux-tu en venir avec ton discours? "
– "Méfie-toi de tes sens !"
– "Je m'en méfierais certes et je conçois qu'un simple illusionniste puisse se jouer sans difficultés de ma vigilance mais... il me reste les émotions."
– "Tu as raison et c'est là l'essentiel. Tes sens ne sont que des outils, de simples récepteurs qui convertissent les signaux environnants en messages que ton cerveau décrypte mais c'est lui le plus sûr garant de ta réalité. L'émotion c'est ta vibration intérieure en phase avec ton passé, ta mémoire, ton attente, ton espoir, c'est la vie qui circule en toi et qui donne sa dimension au temps. Le temps s'écoule inexorablement mais tu le structures, tu le découpes, tu donnes à certains passages un prix que tu leur définis en fonction des émotions que tu en espères ou qu'ils t'ont donné. L'émotion façonne le temps et fait qu'une minute de bonheur paraîtra plus dense qu'une journée sans projet. En fait il y a certainement un lien avec la mémoire."
– "Tu crois que le temps et la mémoire sont liés?"
– "Pas seulement, le temps s'inscrit dans la mémoire de façon plus ou moins consciente mais le plus étonnant est le lien entre l'émotion et la mémoire. Tu ne retiens que les traces de tes émotions. Plus trivialement, tu oublieras difficilement le numéro de téléphone de l'être aimé, ne l'aurais-tu entendu qu'une fois. Il y a également une autre particularité entre l'émotion et la mémoire, c'est que toutes les deux n'ont pas de site, pas d'organe pour les porter, c'est comme une vibration, on en sent ou non fortement les effets mais la source nous échappe. Tout se passe comme si les deux vibrations étaient de même nature et que leur accouplement donnait naissance aux souvenirs."
– "Mais d'où vient qu'avec l'âge la mémoire s'estompe, non pas celle des acquis mais celle du présent ? "
– "Peut-être les émotions sont-elles alors d'une autre nature, moins amples, moins vives mais il faut également admettre que la pierre vieillit se grave moins aisément que la pierre tendre ou qu'une éponge déjà gorgée peut difficilement absorber davantage."
– "Est-ce une fatalité ? Faut-il l'accepter sans en souffrir ? "
– "Ta question me surprend, tu perds de vue l'essentiel, tu oublies que nos aînés au cours du temps ont changé de rôle, ils doivent désormais restituer les acquis: L'histoire qui nous a fait, les souvenirs qui nous précèdent et dont ils sont porteurs. On attend d'eux d'apprendre, pas qu'ils retiennent. Ils sont nos livres vivants."
– "J'ai une certaine mélancolie en parlant des vieux, c'est comme si la mort n'était pas loin."–
"D'abord le mot ne s'applique pas aux humains, n'est vieux qu'un objet ou une idée, un souvenir, mais un être vivant qui suit une trajectoire ne peut qu'être âgé, il est plus ou moins loin dans sa trajectoire. Il ne sera vieux que figé, comme arrêté dans le temps, quand il n'aura plus de perspective, plus de projet. Tant qu'un être est capable de vivre aujourd'hui en attendant sereinement demain sans oublier hier, il sera difficile de le considérer comme vieux. Comprends-moi bien, je n'abuserai pas du mot "jeune" je reconnais à chaque âge ses vertus et ses faiblesses et je crois vraiment que chaque jour mérite d'être vécu."
– "Quel est le plus bel âge ? "
– "Le tien bien sûr! Celui de ton enfance, de ton adolescence, de ta maturité. As-tu déjà observé une fleur s'épanouir ? Quand est-elle la plus belle ? Encore en bouton, prête à étaler la splendide beauté de ses pétales, de son pistil et de ses étamines ? Lorsque tous ses atours et ses couleurs resplendissent enfin sous le soleil ? Lorsque forte du parfum qu'elle exhale, elle irradie loin autour d'elle? Il faut aimer ta jeunesse comme le début d'une histoire, tu ne sais pas qu'elle est éphémère mais sa densité en fera une phase essentielle. Il n'est pas exclu que ta vie durant, tu tâches en bonne partie d'y remettre de l'ordre. Que de compensations, de revanches et de frustrations prennent ici naissance."
– "Mais elle finit quand cette jeunesse ? "
– "Elle finit avec les illusions. Peut-être vers la fin de l'adolescence quand commencent les premières blessures, les vraies, celles de l'amour."
– "Un mot énorme, on l'entend trop souvent, il en est presque usé ! "
– "Ce n'est pas un mot, c'est un état, une transformation profonde qui prend racine on ne sait où et qui fait de toi un autre être, transformant ton regard et ton écoute, fragilisant dangereusement ta structure la plus profonde. A partir de cet état tout est possible. La magie c'est d'y parvenir, le miracle de s'y maintenir, la bénédiction de ne pas en souffrir."
– "Crois-tu qu'il faille forcément rencontrer l'être de sa vie pour connaître cet état ? "
– "L'amour est bien plus large, il est plus que la rencontre de deux êtres, il est un accomplissement, comme une harmonie intérieure qui te rend sensible à ce que tes sens n'ont même plus besoin de percevoir."
– "Cette harmonie n'a-t-elle pas d'autres sources ? "
– "Elle en a bien d'autres, elle est la convergence de plusieurs fragilités, c'est dire que par essence elle est éphémère, tu tentes de la cerner, elle commence déjà à t'échapper. C'est le temps suspendu, arrêté, l'espace d'un silence entre deux frénésies. Tu ressens la paix intérieure et ses sens sont doucement engourdis par les signaux qu'ils reçoivent. La beauté par exemple, la musique sont les sources qui nous abreuvent le plus souvent."
– "La beauté ? Qu'est-ce que c'est ? "
– "C'est d'abord ta culture, il est clair que dès ton enfance ton environnement va hiérarchiser les valeurs qui te mobilisent et la beauté est l'une d'elles. Les images surtout et les sons dans une moindre mesure, que tes sens auront enregistrés seront tes références. C'est pourquoi la beauté c'est surtout l'émotion, la coïncidence entre une vision d'aujourd'hui et un rêve d'hier. Une harmonie cristallisée, comme détachée de l'éphémère, presque palpable. Je pense ici à la belle phrase du poète: "vous saisiriez vainement l'aile du papillon, la poussière qui le colore vous resterait dans les doigts." La beauté c'est aussi une distance."
– "On parle souvent de la beauté des femmes et il est vrai que certaines sont troublantes."
– "Les femmes... d'en parler comme d'une espèce m'embarrasse. Bien des hommes ont tenté, mais en vain, de définir des caractéristiques d'espèces, parlant bien sûr toujours d'expériences, comme si en ayant vingt fois changé de demeure, il était possible de définir un lieu idéal. Je préférerai parler de "ma femme." Une expérience concrète et prolongée, surtout totale car la femme ne s'accomplit vraiment que dans la maternité. Pour qui a connu cent femmes dans sa vie et une seule mère à ses enfants, n'a réellement connu que cette dernière. C'est un prolongement, un complément ou un vide à combler, peu importe, la réalité de l'être est dans l'accouplement."
– "C'est la sexualité ? "
– "Bien sûr, mais si tu résumes la sexualité aux quelques minutes de jouissance qui l'accompagnent, tu l'appauvris à en pleurer. Je dis à en pleurer car il n'y a rien après si le but est déjà atteint. La sexualité c'est avant, le jeu, l'attente, le trouble et l'accouplement. Le début d'un voyage vers le rêve éveillé, le Don à l'autre de toi, du plaisir. Il y a bien sûr les leurres, les conquêtes brutales, les assauts sans lendemain, les faiblesses sans raison et sans souvenir.Elles sont les frustrations qui tentent de remonter le temps."
– "Crois-tu que Dieu y a sa part ? "
– "Dieu est ce que tu le fais! Il est toi et les autres, il est la projection idéale de ton être. Difficile pour un enfant de comprendre où il est puisqu'il est partout et même pour certains, nulle part. Nous l'avons fait Un, un Livre nous a nourrit, Juifs, Chrétiens, Musulmans sont issus de cette trajectoire tentant chacun au passage de faire oublier ceux qui l'ont précédés, mais qu'importe, à l'autre bout du monde Dieu avait déjà la forme humaine et le Bouddha l'incarnait dans une vie exemplaire faite de renoncements. L'important est de trouver sa référence, son repère, le guide intérieur d'idéal, de reconnaître ses limites et d'y placer des balises pour éviter de se perdre et pour tenter de transmettre les valeurs qui nous ont portés."
– "Crois-tu que cela règle le problème de la violence ? "
– "Il est une des réponses. La violence est la fille dégénérée de l'énergie. L'énergie est la force vitale, la source essentielle du mouvement, de la vie, de la chaleur, mais son contrôle n'est pas absolu. Non seulement sa source nous échappe et par conséquent son épuisement, mais son expression peut parfois exploser sans retour et engendrer d'irréparables dégâts. Ici, seule la prévention vient en aide, gérer l'énergie, orienter la violence, apaiser les rancœurs et faire espérer. C'est le terrain de Dieu. La raison est depuis longtemps dépassée."
– "Faire espérer quoi ? "
– "Espérer demain, plus tard, quand la souffrance sera moindre, quand le temps aura fait son œuvre, que les proportions auront été rétablies. Espérer c'est porter un projet, une attente, c'est vivre demain lorsque l'on est aujourd'hui, c'est sentir le soleil lorsque l'on est à l'ombre. C'est croire à la vie."
– "Peut-on espérer seul ? "
– "C'est la forme la plus rude de l'espoir, car l'espoir prend sa force dans l'autre, dans celui qui donne, il y a certes l'espoir en Dieu mais la Foi n'est pas incontournable. "l'autre" est un recours tout naturel. Il faut dire, il faut parler, partager, communiquer. Tu n'es pas né pour être seul, tu es la partie d'un tout, aussi nécessaire aux autres qu'ils le sont pour toi. Ce que tu donnes, tu le recevras et plus tard, tu comprendras: Tu ne reçois que ce que tu donnes."
– "Le don n'est pas très naturel !"
– "Erreur, le Don est nature, la nature est un don et tout autour de nous, le soleil, l'eau, les fruits des arbres sont des dons. Mais considère la nature encore plus concrètement, elle te donnes davantage si tu lui donnes plus, tu travailles la terre, tu élèves des animaux... Le Don est rare parce que l'humain s'inquiète, veut prévoir les lendemains, vivre dix vies à la fois, posséder pour se rassurer même cent fois ses besoins. Il oublie souvent l'éphémère santé et la vie qui s'écoule."
– "La santé c'est quoi ? "
– "C'est un état d'équilibre, d'abord un Don de la nature, un acquis génétique. De même que l'on est noir ou blanc, grand ou petit, on naît avec une santé fragile ou non. Ensuite c'est une question de gestion. Il en est de la santé comme d'un bien périssable. Les précautions sont nécessaires pour ne pas l'altérer mais il ne faut jamais perdre de vue que santé et vie ne sont liées que par l'enthousiasme."
– "Que veux-tu dire ? "
– "L'enthousiasme c'est ce qui nous porte, qui fait que la vie pétille, que chaque jour te paraît une vie en raccourci. Point n'est besoin de garder sa santé cent ans, si chaque jour n'a pour but que d'assouvir tes besoins élémentaires et de faire une performance de durée au détriment de la qualité. L'enthousiasme engendre la joie et la joie c'est ce qui nous relie à l'enfance, à la naïveté, à la pureté."
– "Crois-tu que d'être humble prédispose à la joie ? "
– "L'humilité est le point de départ de toute connaissance. Quand tu as fait le tour de ce que tu crois un tout, tu comprends combien est petite ton échelle et l'humilité ouvre alors la porte d'un autre domaine. Avec l'humilité tu rejoins le début, tu approches des sites où la joie prend sa source."
– "As-tu peur du pouvoir ? "
– "Non, je n'ai peur que de ses conséquences. Le pouvoir est nécessaire, il est dans sa forme idéale le jumeau de la responsabilité. Malheureusement, comme chez les jumeaux la cohabitation est souvent difficile, quelquefois même l'un sacrifie l'autre. A choisir, je sacrifierai le pouvoir."
– "Crois-tu que la souffrance soit un don divin ? "
– "Non pas la souffrance,.. La mort. Ce mot fait peur parce qu'il évoque la souffrance, en fait il en est la fin. Personne ne peut comprendre la justification de la souffrance, peut-être pour mieux apprécier la non souffrance? Le plus étonnant c'est que les plus grandes souffrances ont été infligées aux humains par d'autres humains."
– "Qu'est-ce que la vie finalement ? "
– "Il n'y a pas de fin, la fin ne t'appartient pas, tu dois vivre chaque jour non pas comme le dernier mais comme le premier, en faisant de chaque jour un acquis conscient. En regardant, en écoutant, en goûtant, en sentant, en touchant, ne gardant de tous ces messages que l'émotion tendre et profonde d'une vie qui s'écoule." Face à moi-même, (Île de Madère, février 97)
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